La traque
Ils fouillèrent tous l’obscurité du regard, à l’exception de 412 toujours endormi. Au même moment, le faisceau du projecteur balaya à nouveau la ligne d’horizon, éclairant brièvement le lit du fleuve et les rives de chaque côté. Sa signification ne faisait aucun doute pour personne.
— C’est le Chasseur. Pas vrai, papa ? murmura Jenna.
Silas savait qu’elle avait raison. Néanmoins, il répondit :
— Cela peut être n’importe quoi, poupette. Des pêcheurs ou... autre chose, acheva-t-il sans conviction.
— Evidemment que c’est le Chasseur ! glapit Marcia dont les nausées avaient tout à coup cessé. Et sauf erreur de ma part, il est à bord d’une chaloupe rapide.
Marcia mit du temps à comprendre que son état s’était amélioré parce que la Muriel avait arrêté de caracoler sur les vagues. En fait, le voilier ne faisait plus grand-chose, hormis aller à la dérive.
Elle lança un regard accusateur à leur pilote.
— Remue-toi, Nicko ! Pourquoi as-tu ralenti ?
— J’y peux rien s’il n’y a plus de vent, marmonna Nicko, contrarié.
Il venait de mettre le cap sur les marais de Marram quand la brise était tombée. La Muriel avait perdu toute sa vitesse et ses voiles pendaient mollement.
— On ne va pas rester les bras croisés, reprit Marcia en observant avec angoisse la lumière qui se rapprochait. Cette chaloupe nous aura rejoints d’ici quelques minutes.
— Tu ne pourrais pas nous bricoler un petit coup de vent ? lui demanda Silas, très énervé. Je croyais qu’on apprenait le contrôle des éléments en classes de perfectionnement ? Ou alors, rends-nous invisibles. Enfin, fais quelque chose, Marcia !
— Pour « bricoler » un coup de vent, comme tu le dis si bien, il faudrait que je dispose d’un peu plus de temps. Et tu devrais savoir que le sort d’invisibilité est d’un usage strictement personnel. Je ne peux l’appliquer qu’à moi-même.
Le faisceau du projecteur rasa à nouveau la surface de l’eau - plus large, plus intense, plus proche. Et il se dirigeait vers eux à toute allure.
— Il faut pagayer, déclara Nicko. (En tant que capitaine, il avait décidé de reprendre la situation en main.) On va essayer de gagner les marais et de s’y cacher. Vite !
Marcia, Silas et Jenna attrapèrent chacun une rame. Dans sa précipitation, la petite fille fit rouler sur le pont la tête de 412 qui s’éveilla en sursaut et regarda autour de lui d’un air morose. Il se trouvait toujours à bord du voilier avec les magiciens et les enfants. Qu’est-ce qu’ils lui voulaient, à la fin ?
Jenna lui fourra dans la main la pagaie restante.
— Rame ! lui dit-elle. De toutes tes forces !
Le ton de sa voix lui rappela celui de son sergent instructeur. Il plongea la pagaie dans l’eau et rama de toutes ses forces.
Lentement, beaucoup trop lentement, la Muriel se mit à avancer en direction des marais de Marram tandis que le projecteur de la chaloupe balayait impitoyablement la surface du fleuve, traquant sa proie.
Jenna lança un regard furtif derrière elle et fut frappée d’horreur en apercevant la sombre silhouette de la chaloupe, pareille à un cancrelat géant avec ses dix paires de fines pattes noires qui brassaient les flots d’avant en arrière, d’avant en arrière. En joignant leurs forces à celles du bateau, les rameurs surentraînés gagnaient rapidement du terrain sur eux, en dépit des efforts frénétiques des pagayeurs improvisés.
Assis à la proue, le Chasseur évoquait un fauve prêt à bondir. Son regard froid et calculateur croisa celui de Jenna qui trouva subitement le courage de s’adresser à Marcia :
— On n’atteindra jamais les marais à temps. Vous devez faire quelque chose. Vite.
Bien que surprise de se voir apostrophée en ces termes, Marcia acquiesça. Un ton digne d’une princesse, pensa-t-elle.
— Je vais tenter d’invoquer un brouillard, annonça-t-elle. Je devrais y arriver en cinquante-trois secondes, s’il fait assez froid et humide.
L’équipage de la Muriel n’avait aucune inquiétude à ce sujet. En revanche, ils n’étaient pas sûrs de disposer encore de cinquante-trois secondes.
— Cessez de pagayer et tenez-vous tranquilles, reprit Marcia. Surtout, ne faites aucun bruit.
Un son nouveau émergea du silence qui suivit ses instructions : le clapotement cadencé des rames de la chaloupe.
Marcia se leva avec précaution - si seulement ce bateau n’avait pas remué autant ! -, s’appuya au mât pour se soutenir et écarta les bras en déployant sa cape comme une paire d’ailes cramoisies.
— Ténèbres, réveillez-vous, dit-elle aussi fort qu’elle l’osa. Réveillez-vous et un refuge offrez-nous !
La formule était belle. Jenna vit d’épais nuages blancs s’amasser dans le ciel de façon à occulter la lune. La température de l’air chuta de façon vertigineuse et une paix mortelle s’étendit sur le fleuve obscur. À perte de vue, celui-ci se couvrit de délicates volutes de vapeur qui grandissaient à un rythme accéléré et se rassemblaient pour former des nappes de brouillard compactes, alors que les brumes des marais déferlaient sur les eaux afin de les rejoindre. Au centre de cette agitation, la Muriel attendait, immobile, que les filaments nébuleux qui roulaient et tournoyaient autour d’elle s’épaississent.
Bientôt, le voilier fut enveloppé d’un épais manteau blafard qui glaça Jenna jusqu’aux os. 412, encore mal remis de son séjour sous la neige, frissonna violemment à ses côtés. La voix de Marcia s’éleva, assourdie par le brouillard :
— Cinquante-trois secondes précises. Pas mal.
— Chut ! fit Silas.
Un silence dense s’abattit sur le petit voilier. Jenna leva lentement une main et la plaça devant ses yeux grands ouverts. Elle ne voyait que du blanc. En revanche, elle entendait très bien.
Elle entendait le clapotis régulier de vingt rames tranchantes comme des lames qui plongeaient et émergeaient simultanément de l’eau. Elle entendait la proue de la chaloupe qui fendait les flots et même... Leurs poursuivants étaient maintenant si près qu’elle entendait la respiration des rameurs.
— STOP ! tonna le Chasseur derrière un écran de brume.
Les rames se turent et la chaloupe cessa d’avancer pour dériver au gré du courant. Les occupants de la Muriel retenaient leur souffle. La chaloupe devait être très proche. Si proche - qui sait ? - que ses passagers auraient pu les toucher, ou que le Chasseur aurait pu sauter sur le pont encombré du voilier...
Jenna sentit son cœur s’emballer, mais elle s’obligea à respirer lentement, sans bruit, et à rester immobile. Même s’ils étaient invisibles, elle savait qu’on pouvait toujours les entendre. Nicko et Marcia en faisaient autant de leur côté. Pour corser la situation, Silas serrait d’une main le long museau de Maxie pour l’empêcher de hurler et caressait de l’autre l’échine du chien-loup affolé par le brouillard.
Percevant les tremblements incessants de 412, Jenna allongea un bras et l’attira contre elle dans l’espoir de le réchauffer. Le garçon lui sembla nerveux. Elle devina qu’il se concentrait pour mieux capter la voix du Chasseur.
— On les tient ! s’exclama ce dernier. Ça, c’est un brouillard magique ou je ne m’y connais pas. Et que trouve-t-on au cœur d’un brouillard magique ? Un ou une magicienne... Et ses complices.
Son petit rire satisfait parvint aux oreilles de Jenna, lui donnant la chair de poule. Soudain, la voix désincarnée du Chasseur parut envelopper la Muriel de toutes parts :
— Rendez-vous ! La princesse n’a rien à craindre de nous, pas plus qu’aucun d’entre vous. Notre unique souci est d’assurer votre sécurité en vous escortant jusqu’au Château avant que ne survienne... un regrettable accident.
Jenna détestait son ton patelin. Dire qu’ils ne pouvaient lui échapper, qu’ils étaient obligés de rester là à écouter ses mensonges doucereux ! Elle aurait voulu le traiter de tous les noms, lui signifier que c’était elle la princesse, que ses menaces ne l’impressionnaient pas et qu’un jour elle les lui ferait rentrer dans la gorge. Tout à coup, elle entendit 412 prendre une profonde inspiration et devina aussitôt ses intentions.
Il allait crier !
Elle mit une main sur sa bouche. Il se débattit, s’efforçant de la repousser, mais elle parvint à plaquer ses bras contre son corps. Jenna était robuste pour sa taille et extrêmement rapide. Avec sa silhouette chétive, 412 ne faisait pas le poids.
Le garçon enrageait. Il venait de laisser passer sa dernière chance de se racheter et de réintégrer la Jeune Garde en héros, après avoir courageusement déjoué les tentatives de fuite des magiciens. Au lieu de ça, la petite main crasseuse que la princesse avait collée sur sa bouche lui donnait envie de vomir. Sans compter qu’elle était plus forte que lui. Ce n’était pas juste. Il était un garçon et elle, rien qu’une idiote de fille. Dans sa colère, 412 envoya un grand coup de pied qui fit résonner le pont. Nicko se jeta aussitôt sur lui, lui immobilisant les jambes et le tenant si solidement qu’il ne pouvait ni bouger ni émettre le moindre son.
Mais le mal était fait. Déjà, le Chasseur introduisait la balle d’argent dans son pistolet. Le geste furieux de 412 était le signe dont il avait besoin pour les repérer avec exactitude. Il sourit en dirigeant le pistolet vers le brouillard. Ce faisant, il pointa le canon de l’arme vers Jenna.
Marcia avait perçu le cliquetis de la balle quand il l’avait chargée dans le pistolet. Ce bruit, elle l’avait déjà entendu une fois et ne l’avait jamais oublié. Elle réfléchit en moins de deux. Elle pouvait invoquer un bouclier protecteur, mais tel qu’elle le connaissait, le Chasseur aurait tranquillement attendu que le sort se dissipe. La seule solution était de créer une projection, en espérant qu’il lui resterait assez d’énergie pour la maintenir.
Elle ferma les yeux et projeta. Elle projeta une image de la Muriel et de ses occupants qui surgissaient du brouillard à toute allure. Comme toutes les projections, il s’agissait d’une image inversée. Mais l’obscurité et la vitesse de la leiruM aidant, le Chasseur se laisserait peut-être abuser.
— Chef ! cria un rameur. Ils essaient de nous distancer !
Le Chasseur interrompit ses préparatifs et poussa un juron sonore.
— Suivez-les, bande d’idiots ! vociféra-t-il.
La chaloupe s’éloigna lentement du brouillard.
— Plus vite ! hurla le Chasseur, furieux de voir sa proie lui échapper pour la troisième fois consécutive.
Au cœur du brouillard, Jenna et Nicko esquissèrent un sourire. Ils venaient de reprendre l’avantage.